Irresponsabilités partagées en Ukraine – Laurent Vinatier
Vladimir Poutine est habitué au rôle de méchant. C’est là un atout sans doute (et le signe aussi d’un penchant autoritaire) : le président russe agit vite en se souciant peu du « qu’en-dira-t-on » international. En Ukraine, le week-end dernier, avivant les tensions, il se voit ainsi autorisé par le Sénat de la Fédération à recourir à la force en cas de troubles en Crimée. Bien sûr, on sauvegarde les apparences : officiellement, le Kremlin ne fait que répondre à l’appel à l’aide lancé par le nouveau Premier ministre de la région ; il s’agit simplement de protéger les populations russes résidantes en cas de débordements nationalistes violents. Peu importe que l’initiateur vienne d’être élu à huis clos par un parlement local contrôlé par des milices armées, russes ou prorusses. La Russie, ce faisant, rejoue les scénarios de Géorgie, de Moldavie et d’Azerbaïdjan, ces trois anciens satellites de l’ex-URSS, devenus indépendants mais amputés du fait d’interventions et de manipulations russes, chacun respectivement de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, de la Transnistrie, du Nagorno-Karabakh. En plantant ces épines d’instabilité dans le socle souverain de ces Etats, Moscou les affaiblit, les déstabilise et conserve un droit de regard sur leurs affaires.
L’Ukraine de l’après-Ianoukovitch est la prochaine cible sur la liste. L’opération est plutôt facile, compte tenu des passifs historiques ukrainiens. Coincée depuis des siècles entre l’Europe prospère de l’Ouest et le syncrétisme de la puissance impériale grand-russe, l’Ukraine se voit tiraillée entre ces deux aspirations souvent contradictoires. Déjà divisée pendant plus d’un siècle (au 18ème), elle ne cesse jamais d’exister ensuite, en tant que telle, à peu près dans ses frontières actuelles, sous l’autorité successive de pouvoirs forts, tsariste puis communiste. C’est à chaque grande crise – les révolutions libérales du 19ème, la création de l’URSS, la seconde guerre mondiale – que les questionnements ukrainiens, identitaire et politique, resurgissent avec violence jusqu’au risque de guerre civile et de partition. Cette fois-ci, le nouveau pouvoir central à Kiev tient une large part de responsabilités dans la crise qui se dessine ; les Américains et les Européens peut-être également.
La transition politique, provoquée par le départ contraint du président Ianoukovitch, a été menée avec un incroyable amateurisme. Personne n’a voté pour Arseni Iatseniouk, qui est soudainement devenu Premier ministre. De même pour le président par intérim, Oleksandr Tourtchinov, ancien bras droit d’Ioulia Timochenko, chef du parti d’opposition. Tous deux ne tiennent leur légitimité que d’un mouvement de rue, certes massif mais à l’opposé de tout processus démocratique qui, parce qu’il est clivant, crée une opposition et donc un contre-pouvoir. Dans le cas présent, le clivage est effacé : le groupe victorieux ne fait que remplacer le perdant. Il est assez révélateur que la plupart des personnalités du nouveau gouvernement soient issues de l’« Euro-Maidan », à l’instar d’Andreï Paruby, commandant de la Place, proche des nationalistes ukrainiens les plus durs, et nommés depuis peu Secrétaire du Conseil de Défense et de la Sécurité nationale d’Ukraine. Comment ces gens non-élus, non-légitimés, peuvent-ils revendiquer aujourd’hui diriger l’Ukraine ? Il est logique que ceux qui n’ont pas choisis, en Crimée par exemple, se sentent menacés et en rajoutent. Car les vieilles peurs et les antagonismes identitaires rejaillissent. C’est une erreur fondamentale des leaders de la Maïdan (à l’exception notable pour l’instant de Vitali Klitshko) d’avoir saisi le pouvoir si rapidement. Ils démontrent leur incompétence et leur inconscience.
Laurent Vinatier
Emerging Actors Consulting & Institut Thomas More, Paris
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